Recherche : journée d’études / Humilité des possibles. Mutation écologique, pratiques cosmo-sensibles et imaginaire politique

le mardi – 9h15-17h
ESAAA – Salle de conférence, bât. M



  • Journée d’études de l’Unité de Recherche de l’ESAAA, co-organisée avec le Laboratoire d’Anthropologie Politique – LAP (CNRS-EHESS).

L’ESAAA invite étudiant·x·es, artistes, chercheur·x·ses à participer à cette nouvelle journée d’études de l’Unité de Recherche. À travers des lectures-performances, conférences et projections au sein d’un espace d’échange pensé comme une installation immersive, des artistes, anthropologues, poètes et philosophes interrogent l’« humilité des possibles ». À travers ce terme, c’est toute une écologie du sensible qui est appelée à se déployer, dans ses enjeux à la fois esthétiques et politiques.


Argument


À côté des discussions scientifiques portant sur le réchauffement climatique, ou des débats d’écologie politique visant à définir les stratégies d’action à mettre en œuvre et les attitudes à promouvoir pour répondre à la crise écologique, la sphère esthétique pourrait apparaître comme un domaine très secondaire, loin de l’urgence à savoir et à agir, dans laquelle la situation nous pousse. Pourtant, il y a ici également à sentir. Les transformations écologiques nous conduisent en effet à percevoir autrement la réalité écosystémique qui nous enveloppe, nous plongeant dans une autre écologie du sensible.

L’enjeu esthétique s’en trouve modifié : il ne s’agit plus seulement de défendre la nature au nom de sa beauté, comme pouvait le faire efficacement par exemple une pionnière de l’écologie politique comme Rachel Carson au début des années 1960. Car sur une telle échelle de valeur pourrait lui répondre aujourd’hui, notamment, le prix Nobel de l’économie William Nordhaus : il a fait récemment l’hypothèse que nous allions « finir par aimer les paysages altérés de ce monde plus chaud », cette adaptation rendant alors moins nécessaires des mesures de préservation…
La sphère esthétique, littéralement coextensive à l’atmosphère de notre planète, doit donc déborder largement cette seule question de jugement de goût pour nous permettre de réfléchir autrement les formes de notre expérience terrestre, en nous rendant sensibles à des dynamiques écologiques longtemps méconsidérées, à des manières nouvelles d’être affecté par et dans la réalité sensible qui relie nos corps, nos sens et nos émotions aux processus vivants et matériels, non exclusivement humains, qui nous constituent autant qu’ils nous environnent.

Ces questionnements nous invitent à examiner en quoi certains modes du sentir possèdent non seulement une dimension anthropologique et cosmologique, mais également constituent une propédeutique à toute politique future. À quel(s) monde(s) une expérience nous rend-elle sensibles ? Et quel(s) monde(s) cette sensibilité rend-elle possible(s) à son tour ? Dans l’art, la littérature, l’anthropologie, la philosophie, les sciences, les cultures populaires, traditionnelles ou militantes, nous apparaissent des gestes, mouvements, fabrications, créations, écritures, récits, rites, traversées, visions, sensations… qui nous donnent à sentir le possible, et à pressentir l’existence d’autres mondes. Au-delà donc d’artefacts et de discours centrés sur le monde de l’art, comment le travail artistique se trouve-t-il mis en rapport avec une pluralité de pratiques que nous pourrions nommer « cosmo-sensibles », où se reconditionne l’imaginaire politique ?

Au regard de certaines philosophies et idéologies qui stratégiquement déterminent des buts et en déduisent téléologiquement des formes d’action et de vie, une telle approche peut paraître bien modeste. Mais une forme d’« humilité des possibles » n’est-elle pas nécessaire pour seulement parvenir à protéger et à explorer les conditions du devenir ? Avant de nommer une valeur morale, l’humilité renvoie à humilis, qui désigne ce qui ne se lève pas de terre. Se rendre ainsi capable, à cette place, de simplement percevoir, sinon humer, le possible, s’apparente à une forme d’esthétique et de politique des plus ambitieusement et radicalement terrestres.


Programme


● 9h15 Accueil café sur les radeaux de la Société POTOP et dans le Son de la Terre par Nicole Tran Ba Vang (extrait de Re-Membervidéo, 2019).

● 9h40-10h Introduction : Pouvoirs de l’humilitance – David Zerbib, philosophe, enseignant à l’ESAAA

Partie 1 : Des êtres affectés 

● 10h-10h45 « Prendre racine parmi les étoiles. » Humilité interstellaire et pédagogies magiques – Romain Noël, poète et docteur en Histoire de l’art
Il y sera question d’Octavia Butler et de son personnage, Lauren Oya Olamina, de la Grande Conspiration Affective, et de l’intérêt qu’il y aurait à passer du paradigme artistique / esthétique au paradigme magique, et donc à penser sérieusement la transformation des écoles d’art en écoles de magie.

● 10h45-11h30 Explorer l’humilité : chambres d’écho, polarisation affective et transmission des savoirs – Julien Ribeiro, artiste, enseignant à l’ESAAA
Comment l’humilité, envisagée non comme une faiblesse mais comme une posture intellectuelle et relationnelle, peut-elle devenir un levier face à la polarisation affective et à l’enfermement idéologique? À travers des exemples issus de l’art, de la pédagogie et des savoirs minoritaires, cette intervention questionnera les tensions entre transmission, altérité et écoute dans des espaces traversés par des récits divergents.

● 11h30-12h Echo(dys)location de la Dolphin House : cybernétique terrestre et trouble post-naturel – Eloïse Vo, artiste, doctorante à la HEAD – Genève et à l’EPFL
Cette lecture-performance propose de se mettre à l’écoute des voix qui ont habité la Dolphin House, lieu d’une expérience de communication avec les dauphins, menée par John Lilly et Margaret Howe en 1964, afin de faire résonner les solidarités post-naturelles qui peuplent notre histoire latente, scientifique et technique.

12h-12h30 Palindrone, multi-projection vidéo, 2024 – Lorca Devanne-Langlais, artiste-chercheurx en DSRA à l’ESAAA
Au fond du jardin, une simple scène de jeu ou de danse. La machine de vision ne s’élève plus, ses moteurs ronronnent, éteints. Expérimentation d’un point de vue caméra passé du zénith planant au rase-motte saccadé. 

● 12h30-14h15 Pause

Partie 2 : Au bord des mondes

● 14h15-15h Être(s) pris·e. Contre la raison finaliste, une hétéronomie des possibles – Léo Mariani, anthropologue, chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN)
Les volontés d’imaginer les mondes de l’après-modernité se hasardent rarement à contester le rêve d’autonomie du sujet moderne. Léo Mariani soutiendra, au contraire, que rouvrir les possibles (et se rendre sensible aux choses), c’est avant tout perdre un peu le contrôle ; accepter d’être pris·e.

● 15h-15h30 J’habite les creux comme une nostalgie – présentation de Linda Sanchez, artiste

● 15h30-16h15 Sensing the pluriverse, rediscovering the possible – Arturo Escobar, anthropologue, Université de North Carolina (États-Unis)
[EN] This talk explores the role of intuition and feelings in understanding the notions of relationality and the pluriverse, drawing on current debates and the author’s ongoing work with Afro-Colombian communities.
[FR] Cette présentation explore le rôle de l’intuition et des sentiments dans la compréhension des notions de relationnalité et de plurivers, en s’appuyant sur les débats actuels et le travail en cours de l’auteur avec les communautés afro-colombiennes.
–  Traduction simultanée d’anglais en français, assurée par Antonella Francini (Éditions Zulma)

● 16h15-17h Îles à défendre : être d’odeur – Société POTOP : Karoline Straczek, artiste-chercheuse en DSRA à l’ESAAA et Aliènor Bertrand, philosophe, chercheuse CNRS-ENS de Lyon
Dans l’espoir de semer des révoltes olfactives, Aliènor Bertrand, en tant que porte-parole de Société POTOP, évoquera la puissance de l’odeur comme principe de l’institution des mondes.


Les intervenant·x·es


Aliénor Bertrand
Aliènor Bertrand est philosophe, chercheuse à l’IHRIM, CNRS-ENS de Lyon. Spécialiste de Condillac, elle poursuit notamment des recherches en histoire de la philosophie moderne. Une partie de ses travaux porte sur la philosophie et l’anthropologie politique de la nature. À l’intersection des deux champs, elle a publié récemment : « “Elle sera donc odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette.“ L’attention au végétal et l’institution des collectifs, de Condillac à Philippe Descola et retour », Anthropologie et sociétés, 2020, 44-3.

Lorca Devanne-Langlais
L’artiste fait cohabiter plusieurs identités au sein d’une même pratique. Iel s’intéresse tout autant au champ de la sculpture qu’au hacking de technologies plus numériques, en passant par l’expérimentation directe, souvent à plusieurs. Iel porte une attention particulière aux projets auto-gérés, en collectif d’artistes ou de groupes plus interdisciplinaires. Iel en élabore au sein de l’entité La Société NM afin de travailler à partir des rencontres et autour de problématiques communes sur des temps de production et de convivialité.

Arturo Escobar
Arturo Escobar, d’origine colombienne, est professeur d’anthropologie à l’université de North Carolina aux États-Unis. Il est mondialement connu pour sa critique du développement et d’une domination occidentale responsable de l’appauvrissement des mondes. Ses recherches, centrées sur l’environnement, la biodiversité et les droits des communautés autochtones, le positionnent comme une figure de proue dans la réflexion sur l’émergence de nouveaux rapports au(x) monde(s). Il a notamment publié Encountering Development, 1995 ; World Anthropologies, 2006. En français ont été traduits : Sentir-Penser avec la Terre, 2018 ; Autonomie et design, 2020 et, tout récemment : Un autre possible est possible, Éditions Zulma, 2024.

Léo Mariani
Léo Mariani est anthropologue et maître de conférence habilité à diriger des recherches au Laboratoire d’éco-anthropologie UMR 7206 (MNHN, CNRS, Université Paris Cité), Muséum National d’Histoire Naturelle. Il s’intéresse aux formes de production et d’intégration des diversités culturelles et biologiques. Spécialiste du Sud-Est asiatique et des rapports au végétal, il mène aujourd’hui une recherche comparative sur le vin, en France. Plus largement, ses recherches portent sur l’hétéronomie comme une structure relationnelle non-moderne dont la connaissance est susceptible d’inspirer la réflexion sur des futurs plus désirables.

Romain Noël
Romain Noël est né au Mans en 1990. Il vit et travaille à Herblay-sur-Seine. Poète et docteur en Histoire de l’art, il produit des textes hybrides qui cherchent à abolir la frontière entre réalité et fiction. Son premier livre, Errare, est paru en 2013 chez Fata Morgana. Il a codirigé avec Marielle Macé le numéro 860-861 de la revue Critique : « Vivre dans un monde abîmé » (2018). En 2019, il publie dans la revue d’art contemporain Klima un article remarqué, « BDSM Apocalypse », qui sera republié un an plus tard dans une version augmentée par lundimatin, et traduit en plusieurs langues. Il vient de publier La Grande Conspiration Affective : un thriller théorique aux Éditions du Seuil. Il est également artiste sous le nom de Youri Johnson.

Julien Ribeiro
Julien Ribeiro est curateur et enseignant en théorie de l’art à l’ESAAA. Il a fondé le Lavoir Public, un espace de création dédié aux écritures en mutation à Lyon, qu’il a dirigé jusqu’en 2016. Ses recherches se concentrent sur l’impact du politique sur la création artistique, avec une attention particulière aux minorités. Il est membre fondateur du collectif WAW et de Curatorial Hotline depuis 2020 et s’intéresse aux savoirs « silenciés » et aux nouvelles formes de transmission des connaissances. Aujourd’hui, il collabore sur le projet « Expanded Scream » et mène une recherche sur Cookie Mueller dans le cadre de la résidence Airlab 2022-2023 à l’Université de Lille.

Linda Sanchez
Artiste, Linda Sanchez vit et travaille à Marseille. Elle est représentée par la Galerie Papillon, Paris. Diplômée de l’École supérieure d’art Annecy Alpes en 2006 puis en 2015 (DSRA), Linda Sanchez effectue de nombreuses résidences, des workshops et des collaborations qui lui permettent de développer sa recherche.
Son travail est très tôt présenté à l’IAC – Institut d’art contemporain de Villeurbanne et elle fait partie de la sélection de la 62e édition du Salon de Montrouge. Elle est lauréate du Prix Révélations Emerige en 2017 et obtient le Prix Découverte des Amis du Palais de Tokyo en 2018.

Karoline Straczek
À travers le prisme olfactif, Karoline observe, transforme, pratique, pense, écrit, poétise et politise le monde qui l’entoure. La Société POTOP qui porte ses expériences est une société protéiforme, une société dans une société. Le caractère de l’artiste « diffus » y émerge doucement. En perpétuel mouvement, c’est une société à plusieurs couches qui collabore tantôt avec des lieux, des environnements, des milieux et des personnes. L’odeur devient politique, l’art un acte de résistance olfactive. Le politique de l’olfactif, fondement de cette recherche, se développe alors en faisant émerger de nouveaux concepts comme le hacking olfactif, le capitalisme odorant et l’olfactivisme.

Eloïse Vo
Artiste, diplômée de la HEAR et du DIU EUR ArTeC (Université Paris 8 / Paris Nanterre), Eloïse Vo est doctorante à la HEAD – Genève et à l’EPFL. Son projet de recherche-création étudie une histoire alternative et post-naturelle de l’intelligence artificielle à partir des expériences de communication inter-espèces menées par le neuroscientifique John Lilly dans les années 1960. Sa pratique se développe dans le domaine élargi du design graphique, des arts numériques et de la performance pour explorer les formes des techno-sensibilités contemporaines. Elle est par ailleurs en résidence au Wonder à Bobigny.

David Zerbib
Philosophe et critique d’art, ses recherches portent sur les principes d’une esthétique contemporaine, qu’il élabore au plus près de l’art en train de se faire, à travers notamment la question de la performance. À l’ESAAA, il enseigne la philosophie de l’art et coordonne l’Unité de Recherche « L’humilité des possibles » ainsi que le programme « Re-Generative Performance. Somapolitique du commun ». Il a publié récemment, avec les artistes Sylvie Boisseau et Frank Westermeyer, Jouer à être humain. Une expérimentation artistique et philosophique, HEAD / Naima Éditions, Berlin, 2020 et prépare actuellement avec Jean-Paul Thibaud et Nicolas Tixier, l’édition de Ambiances. A sensitivity to Ordinary Situations (Routledge, Londres, à paraître).


Image : Cyanotype de déchets issus de la série « Empreintes », réalisée dans le cadre de l’exposition « Vestiges et Résidus » par Alan Szemendera et Rémi Cneude, 2024 – crédits photo : Rémi Cneude


Recherche : journée d’études / Humilité des possibles. Mutation écologique, pratiques cosmo-sensibles et imaginaire politique